Chère amie,
Je viens de terminer le visionnage intégral des films de Malek Bensmaïl et comme promis je viens vous livrer mes impressions. Que vous dire, sinon que je vous suis reconnaissant de m’avoir fait découvrir ce cinéaste. Ses documentaires témoignent d’un immense talent qui va bien au-delà du simple reportage. Bien sûr, un spectateur comme moi était plus disposé à s’émouvoir qu’un spectateur ordinaire. Chacun de ces films me parle à sa façon d’une réalité qui m’est restée proche et chère. Par leur puissance d’évocation et leur beauté toutes ces images m’ont ému profondément. Par exemple, dans le film « Aliénations », je me suis retrouvé à Constantine, sur la passerelle de Sidi M’cid enjambant les gorges du Rhumel. De mon enfance à mon adolescence, j’ai dû emprunter ce pont suspendu des centaines de fois. Il commençait à l’extrémité supérieure de la rue Danrémont, où habitait ma tante, et se terminait non loin de l’hôpital où elle travaillait. Quand j’étais sur le pont j’éprouvais un véritable malaise, à cause du vide vertigineux et terrifiant qui s’étendait au-dessous, d’autant plus que le tablier tout entier du pont se mettait à trembler au passage de chaque véhicule. De même le décor grandiose du djebel des Aurès m’a de nouveau fasciné, en réveillant une foule de vieux souvenirs, par exemple celui des séjours avec Bourdieu et Sayad dans des villages minuscules qui ressemblaient beaucoup à Ghouffi. C’était le même paysage austère et magnifique. Mais ce qui m’a le plus ému, ce sont ces hommes et ces femmes du peuple algérien, que les images restituent, semblables à eux-mêmes, dans leur vérité et leur simplicité, avec toutefois, dans la voix et le regard, des accents de tristesse, d’amertume et surtout de résignation qui donnent en quelque sorte la mesure de leur désenchantement et de leur incompréhension.
Chacun de ces films, chacune de leurs séquences, chacun de leurs plans, sont admirables et articulés en un discours proprement cinématographique dont seuls sont capables les meilleurs des cinéastes (il suffit de penser à la plupart des documentaires « touristiques » qui passent à la télé, parfois beaux formellement mais plats et vides). Là, avec Bensmaïl, on est en pleine pâte humaine. Rien n’est anecdotique. C’est beau et fort comme de la tragédie antique, où constamment les héros sont accablés par un Destin qui les dépasse et leur échappe et où même la joie est au bord des larmes.
A cet égard, si je ne devais retenir qu’un moment particulièrement réussi et significatif de l’art de Bensmaïl, ce serait sans aucun doute l’extraordinaire séquence qu’on pourrait intituler « le monologue de Rachida », où l’on voit la femme de ménage de l’école en train de laver le carrelage en même temps qu’on entend sa voix proférer quelques phrases qui sont, dans leur sobriété, dans leur nudité sans fard, parmi les plus profondes et les plus déchirantes qu’il m’ait été donné d’entendre.
Cette séquence est digne de figurer dans une anthologie du cinéma, à côté d’un chef-d’œuvre comme le film japonais de Kaneto Shindo, « L’île nue », auquel elle m’a fait irrésistiblement penser. « Je n’ai jamais connu un seul jour de joie…je n’ai jamais connu la tendresse… ». J’ai déjà réécouté plusieurs fois ce passage. Il a toujours la même force bouleversante et en l’entendant, je repense à toutes les Rachida que j’ai connues, en Algérie et ailleurs, et qui n’ont cessé d’incarner, génération après génération, la souffrance des éternels opprimés, spécialement des femmes, mais pas seulement.
Bien sûr toutes les Algériennes n’ont pas l’étoffe de Rachida ni sa dimension tragique. Je ne vous cacherai pas que j’ai été très agacé par Madame Boumedienne, la veuve de l’ancien Président. Ses vibrantes tirades électoralistes contre l’injustice et le manque de démocratie m’ont fait hausser les épaules, car je n’oublie pas, quant à moi, que c’est son clan qui, par un putsch militaire, avait fait tomber Ben Bella et mis un terme à la recherche tâtonnante d’un socialisme algérien de justice et de liberté, pour le plus grand bonheur des femmes de généraux et de grands bourgeois possédants qui n’ont même jamais vu de près une seule Rachida ou une seule Zakiya dans toute leur vie. Magnifique et malheureuse Algérie !… Je ne peux que reprendre à mon compte les mots du vieux Commandant Azzeddine : « En juillet 1962 j’ai cru que la guerre était terminée. Et puis j’ai compris que le combat ne faisait que commencer ».
Bon, je dois vous remercier encore et encore pour toutes vos gentillesses à mon égard, et particulièrement pour le beau cadeau que vous venez de me faire. J’espère avoir le plaisir de vous voir un jour prochain. En attendant, je vous serre les mains bien amicalement
Alain
Sociologue collègue et ami de Pierre Bourdieu